La bataille acharnée autour de la CSDDD : Implications pour la redevabilité des entreprises en Europe
[avril 2024] La directive européenne de devoir de vigilance des entreprises (CSDDD) est un texte clé qui vise à rendre les entreprises redevables de leurs impacts sur l'environnement et les droits de l'homme. Votée par le Parlement européen après plusieurs allers-retours, quelles sont les implications de cette nouvelle loi ?
Note d’analyse de l’Observatoire mondial de l’action climat
Auteur : Tania Martha Thomas, chargée de recherche à l’Observatoire
Date : avril 2024
Sommaire :
- Le contexte européen : la taxonomie verte, la CSRD, la SFDR… et la CSDDD
- Le calendrier de la CSDDD jusqu’à présent
- Un périmètre réduit, mais des conséquences importantes
- Réactions des entreprises
La « neutralité carbone » est devenue le principe moteur de l’action climatique des entreprises au cours des dernières années, servant à la fois d’objectif de réduction des émissions et de narratif pour encadrer leur transition. La campagne Race to Zero lancée lors de la COP26 compte aujourd’hui plus de 10 200 entreprises signataires[1], et sur les 2 000 plus grandes entreprises cotées en bourse, Net Zero Tracker en recense 1 157 ayant un objectif de neutralité carbone[2]. Alors que les entreprises font pression en faveur d’approches plus volontaires pour le suivi et l’évaluation des progrès réalisés dans le cadre de leurs engagements climat, en matière de climat, ces divulgations volontaires ont progressé de manière instable et mitigée au cours des dernières années[3],[4].
Dans le même temps, et bien que cela ait suscité des réactions négatives, plusieurs pays et régions ont adopté des normes pour obliger les entreprises à communiquer des données crédibles et comparables sur l’environnement, la société et la gouvernance (ESG). L’année 2023 a donné lieu à de nombreuses discussions et à des allers-retours sur l’élaboration et l’adoption de ces normes.
Le contexte européen : La taxonomie verte, la CSRD, la SFDR… et la CSDDD
Dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, l’UE a proposé une transformation des reporting et des informations ESG des entreprises par le biais de quatre textes clés : la directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD), et le règlement sur la divulgation d’informations financières durables (SFDR). Les objectifs de ce cadre normatif sont de renforcer la transparence et la responsabilité des entreprises, de soutenir l’investissement durable des acteurs financiers et de mieux informer les citoyens et les consommateurs des meilleures pratiques disponibles.
- La Taxonomie verte, adoptée en 2020, permet aux entreprises financières et non financières de partager une définition commune des activités économiques « écologiquement durables », permettant ainsi d’identifier les activités des entreprises qui sont alignées sur les objectifs environnementaux.
- La CSRD est entrée en vigueur en janvier 2023, révisant la directive sur l’information non financière qui était en place depuis 2014, afin de couvrir davantage d’entreprises et d’augmenter le degré de détail des informations à fournir, conformément à la taxonomie. Elle applique les normes européennes obligatoires en matière d’information sur le développement durable, qui tiennent compte des principes de « double matérialité ». Les États membres de l’UE ont jusqu’à juillet 2024 pour transposer le CSRD dans leur droit national. Les normes de reporting sectorielles qui devaient initialement être adoptées avant mi-2024 le seront avant mi-2026[5].
- La SFDR, en vigueur depuis 2021, s’applique aux institutions financières (assureurs, entreprises d’investissement, institutions de retraite, gestionnaires de fonds) et aux conseillers financiers. Elle impose à ces institutions d’intégrer les risques de durabilité dans leurs politiques d’investissement et de rémunération, et de rendre compte des impacts négatifs des décisions d’investissement sur les facteurs de durabilité.
La directive sur le devoir de vigilance en matière de développement durable des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD ou CS3D) vient s’ajouter à ce cadre. Plus grande loi obligatoire jamais mise en place, elle vise à intégrer des considérations relatives aux droits de l’homme et aux questions environnementales dans les activités des entreprises. Elle obligera les entreprises couvertes par son champ d’application à « identifier, rendre compte, mettre fin, prévenir et atténuer les impacts négatifs sur les droits de l’homme et l’environnement résultant de leurs propres activités, de leurs filiales et de leurs chaînes de valeur »[6].
Elle oblige les grandes entreprises à adopter et à mettre en œuvre des plans de transition alignés sur une température de 1,5 °C, détaillant des objectifs climatiques assortis de délais, des actions clés et des explications sur les investissements nécessaires pour atteindre ces objectifs. Elle introduit également des éléments tels qu’un mécanisme de réclamation et des consultations des parties prenantes dans le cadre de sa mise en œuvre.
La directive entend ainsi inscrire dans la loi le devoir de vigilance des entreprises, dans le cadre de leurs propres activités, mais aussi tout au long de leur chaîne de valeur – en complément du principe de double matérialité de la CSRD. Les entreprises et les régulateurs ont maintenant pour tâche d’intégrer les obligations de la CSDDD dans le cadre existant, bien que cette nouvelle loi devrait centraliser et simplifier les exigences des législations existantes et à venir, comme le règlement sur les batteries, le règlement sur les minéraux des conflits, le règlement sur la déforestation, et l’interdiction du travail forcé.
Le calendrier de la CSDDD jusqu’à présent
La notion de « devoir de vigilance » a été introduite par les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGP) en 2011[7] et incluse dans les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales de 201[8], dans le cadre desquels elle a été étendue pour s’appliquer à d’autres domaines de conduite responsable des entreprises comme l’environnement et le changement climatique.
La loi française sur le devoir de vigilance (2017)[9] est un exemple des exigences de vigilance des entreprises fixées dans la législation. Cette loi impose aux entreprises françaises de plus de 5 000 salariés, ou aux entreprises internationales de plus de 10 000 salariés en France, de disposer d’un plan de vigilance pour traiter les risques ESG dans leurs propres activités et celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, tant en France qu’à l’étranger. De telles lois ont depuis été adoptées dans d’autres pays européens, tels que l’Allemagne et les Pays-Bas.
L’élaboration de la CSDDD, qui précède le Pacte vert, remonte au rapport du Parlement européen de mai 2018 sur la finance durable[10] et à la résolution du Parlement de 2021[11] qui appelait à un cadre global de vigilance obligatoire, et qui a finalement abouti à la proposition de la Commission pour une telle directive[12] introduite en février 2022. S’en sont suivies des négociations approfondies entre la Commission, le Conseil de l’UE et le Parlement européen, qui ont abouti à un accord préliminaire en décembre 2023.
Au début de l’année 2024, le texte s’est toutefois heurté à l’opposition de l’Allemagne, sous l’impulsion du lobby des entreprises, touchées par la récession et déjà soumises à une loi nationale sur le devoir de vigilance, et donc préoccupées par la charge supplémentaire qui pèserait sur les entreprises. L’Italie a suivi, puis 14 autres États membres, dont la France, la Finlande, l’Autriche et la Hongrie, qui se sont tous opposés au projet en exigeant des modifications de ses dispositions[13].
Après un mois et demi d’intenses négociations et de votes reportés, un accord final a été conclu avec l’approbation du Conseil le 15 mars, qui a ensuite été voté par le Parlement le 24 avril 2024. La loi entrera en vigueur après l’approbation formelle et la signature du Conseil et sa publication au Journal officiel.
Un périmètre réduit, mais des conséquences importantes
Afin de parvenir à un accord final sur la directive, plusieurs concessions ont été faites, principalement pour réduire son champ d’application et prolonger la période de mise en œuvre. Le texte actuel est également plus léger en ce qui concerne l’application de la directive, puisqu’il a supprimé les clauses relatives à la rémunération des administrateurs et réduit la responsabilité juridique en cas de non-respect.
Initialement proposée pour s’appliquer à toutes les entreprises employant 500 personnes ou plus et ayant réalisé un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros au cours de l’exercice précédent, dans sa version actuelle, la directive s’appliquera aux entreprises de l’UE et des pays tiers employant 1 000 personnes ou plus et ayant réalisé un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros. Cela ne correspond qu’à un tiers du champ d’application initialement proposé, à la grande critique des organisations de la société civile[14]. La proposition initiale de décembre 2023 était déjà considérée comme « affaiblie » en raison de l’exclusion du secteur financier des obligations de vigilance[15]. Selon Richard Gardiner de la World Benchmarking Alliance, les entreprises qui restent dans le périmètre sont celles pour lesquelles la loi a été conçue, et une vigilance accrue de leur part pourrait inciter les fournisseurs dans chaque secteur à respecter des normes plus strictes.
Les exigences imposées aux entreprises dans le cadre de la directive seront introduites progressivement sur une période plus longue : elles s’appliqueront dans un délai de trois ans à compter de l’entrée en vigueur de la directive aux entreprises employant plus de 5 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires de 1 500 millions d’euros, dans un délai de quatre ans aux entreprises employant 3 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires de 900 millions d’euros, et dans un délai de cinq ans à toutes les autres entreprises. Bien que la date effective de l’entrée en vigueur de la loi soit ainsi retardée, les entreprises disposent de plus de temps pour mieux préparer la mise en œuvre et mener à bien l’engagement requis auprès des parties prenantes. L’introduction progressive par vagues permettra également aux entreprises d’apprendre les unes des autres.
Pour la première fois, les plans de transition des entreprises sont exigés par la loi, et doivent être alignés sur les objectifs de l’accord de Paris. Dans le paysage actuel de l’action climat des entreprises, une planification détaillée et crédible de la transition a constitué un obstacle important aux progrès des entreprises, comme l’a noté l’Observatoire en 2023[16]. Bien que les plans de transition soient naturellement différents d’un secteur à l’autre, une obligation légale pourrait grandement contribuer à harmoniser les plans de transition – un pas en avant vers la réalisation des objectifs climatiques des entreprises.
Réactions des entreprises
La CSDDD, malgré les concessions faites pour parvenir à un accord, a reçu des critiques du secteur privé, par l’intermédiaire de groupes d’intérêt comme BusinessEurope, le MEDEF ou la fédération allemande des industries – citant les implications qu’elle pourrait avoir sur la compétitivité des entreprises européennes, et la charge administrative qu’elle créerait[17].
L’étude 2020 de la Commission européenne publiée après le rapport 2018 du Parlement sur la finance durable a montré comment les exigences de vigilance pourraient bénéficier aux entreprises – en rendant leurs chaînes d’approvisionnement plus résilientes et en réduisant les risques opérationnels et financiers potentiels, les principales raisons qui sous-tendent la vigilance volontaire[18].
Un autre argument à l’appui est que la directive crée des conditions de concurrence équitables pour les entreprises, comme en témoignent les déclarations des entreprises agroalimentaires qui ont appelé à la finalisation de la loi[19]. La Confédération italienne de l’artisanat et des petites et moyennes entreprises déclare que, tout comme la directive sur le développement durable pourrait aider les PME à accéder au financement, à trouver de nouveaux partenaires commerciaux, consommateurs et clients, une loi comme la directive sur le développement durable qui harmonise les exigences au niveau européen les aidera à éviter les avantages concurrentiels déloyaux des entreprises qui ne pratiquent pas le devoir de vigilance[20]. Les PME n’entrent actuellement pas dans le champ d’application de la loi, mais elles devraient bénéficier des normes plus strictes applicables aux fournisseurs, ainsi que du soutien des entreprises avec lesquelles elles s’engagent et qui entrent dans le champ d’application de la loi.
Plusieurs autres coalitions et associations d’entreprises de tout le continent ont également publié des déclarations de soutien à la directive au début de l’année : Business for a Better Tomorrow, les Forums allemand, italien et européen pour l’investissement durable,…
Bien que des entreprises internationales se soient également opposées à la directive, la qualifiant d’injuste, une étude réalisée en 2023 sur les impacts économiques attendus de la CSDDD, a montré que la directive pourrait avoir un impact positif sur le bien-être économique dans les pays du Sud, notamment grâce au renforcement de la position des travailleurs[21].
Comme le résume Amandine Van Den Berghe de Client Earth, s’exprimant lors du sommet Climate Chance Europe 2024 en Wallonie, « La CSDDD peut offrir des conditions de concurrence équitables en Europe en harmonisant les règles dans tous les États membres, et peut aider à atteindre les objectifs du Green Deal. Elle contribuera à combler les lacunes du cadre réglementaire, en travaillant en complémentarité avec la CSRD. La CSDDD est en quelque sorte la façon dont nous transformons les données en action. »
Cette note de blog a été compilée et rédigée à partir d’informations provenant des sources citées et des contributions de Richard Gardiner, responsable des politiques publiques européennes à la World Benchmarking Alliance.
Références
[1] Race to Zero. Who’s In?? Consulté le 10/04/2024.
[2] Energy & Climate Intelligence Unit, Data Driven Envirolab, NewClimate Institute & Oxford Net Zero. Net Zero Tracker. Consulté le 09/04/2024.
[3] Day, T. et al. (2024). Corporate Climate Responsibility Monitor 2024. NewClimate Institute, Carbon Market Watch.
[4] Gillod, A. (2023). Entreprises. Sur la route vers le net zéro, les entreprises ont trouvé la boussole mais pas la carte. Climate Chance.
[5] European Commission (08/02/2024). Daily News 08/02/2024. [Press Corner].
[6] European Commission (n.d.). Corporate sustainability due diligence.
[7] OHCHR (2011). Guiding Principles on Business and Human Rights. United Nations.
[8] These guidelines were updated in 2023. The latest version can be found at OECD (2023). OECD Guidelines for Multinational Enterprises on Responsible Business Conduct. OECD Publishing.
[9] LOI n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
[10] European Parliament (2018). Report on Sustainable Finance. 2018/2007 (INI).
[11] European Parliament (2021). Resolution of 10 March 2021 with recommendations to the Commission on corporate due diligence and corporate accountability. 2020/2129 (INL).
[12] European Commission (23/02/2022). Proposal for a Directive of the European Parliament and of the Council on Corporate Sustainability Due Diligence and amending Directive (EU) 2019/1937. COM (2022) 71 final.
[13] Fournier, C. (29/02/2024). Le devoir de vigilance européen rejeté après un revirement des Etats membres. Novethic.
[14] ClientEarth (15/03/2024). CSDDD suffers horse-trading wars to finally get EU Member States’ vote. ClientEarth.
[15] Sherpa (14/12/2023). Directive on the Duty of vigilance: an EU agreement greatly weakened by corporate lobbying. [Press Release]. Sherpa, ActionAid France, Friends of the Earth France, CCFD-Terre Solidaire, Notre Affaire à tous, Reclaim Finance and Oxfam France.
[16] Gillod, A. (2023). Entreprises. Sur la route… ; op. cit.
[17] Fournier, C. (20/03/2024). Levée de boucliers inédite contre le devoir de vigilance européen. Novethic.
[18] Torres-Cortés, F. et al (2020). Study on due diligence requirements through the supply chain – Final Report. European Commission.
[19] Packroff, J. (21/02/2024). Food corporations call for EU corporate due diligence law to be finalised. Euractiv.
[20] CNA (22/02/2024). Direttiva Due Diligence, CNA favorevole. Confederazione Nazionale dell’Artigianato e della Piccola e Media Impresa.
[21] Jäger, J., Duran, G. & Schmidt, L. (2023). Expected Economic Effects oft he EU Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD). Funadcion Sol, University of Applied Sciences of Vienna, FIAN Austria, AK Wien.