Les « pipelines de transparence » : De la redevabilité des acteurs non étatiques à la réalisation des objectifs nationaux

[juin 2024] 2025 marquera la soumission des prochaines contributions déterminées au niveau national dans le cadre de l'Accord de Paris. Quel rôle les acteurs non étatiques, en particulier le secteur privé, peuvent-ils jouer pour accroître l'ambition des objectifs nationaux ? Comment la redevabilité peut-elle impulser l'action ?

Note de l’Observatoire mondial de l’action climat

Auteurs :

  • Romain Poivet, Engagement Lead Decarbonisation & Energy, World Benchmarking Alliance
  • Joachim Roth, Climate Policy Lead, World Benchmarking Alliance
  • Tania Martha Thomas, chargée de recherche à l’Observatoire Climate Chance

Date : juin 2024

Sommaire :

  • Le cadre de reconnaissance et de redevabilité (RAF) de la CCNUCC : Résumé des recommandations
  • Contribuer aux engagements nationaux : Résultats du side-event organisé par Climate Chance, CDP, CISL et Net Zero Tracker au SB60
  • De la transparence à l’action : La redevabilité comme passerelle ?

Dans un contexte d’engagements croissants en faveur du « zéro émission nette » et de la « neutralité carbone », la question de la crédibilité de ces engagements a été soulevée. Cette crédibilité dépend de la capacité des acteurs à s’appuyer sur des normes solides pour 1) faire le bilan de leurs émissions, 2) fixer des objectifs, 3) formuler des plans de transition, 4) mettre en œuvre des actions et 5) évaluer leur impact sur les émissions. Au cours de l’année écoulée, la société civile, par l’intermédiaire de diverses campagnes de sensibilisation, les gouvernements, par l’adoption ou le maintien de législations, et même le secrétariat général des Nations unies et le secrétariat de la CCNUCC ont fait pression pour que les entités non étatiques rendent davantage compte de leur action climat, afin de pouvoir harmoniser leurs objectifs et mesurer les progrès accomplis collectivement. Les engagements crédibles des entités non étatiques peuvent éventuellement alimenter les engagements nationaux et contribuer ainsi à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris.

Le cadre de reconnaissance et de redevabilité (RAF) de la CCNUCC : Un résumé des recommandations

Lors de la Conférence de Bonn sur le changement climatique de 2023, le Secrétariat de la CCNUCC a présenté le Cadre de reconnaissance et de redevabilité pour l’action climatique des parties prenantes non-Parties (Recognition and Accountability Framework – RAF) ainsi qu’un plan de mise en œuvre, dans le but de « reconnaître » et de « célébrer » les contributions volontaires et les progrès de ces acteurs. Une consultation ouverte a suivi, dont les contributions ont été examinées et consolidées par les coprésidents indépendants Sarah Bloom et Bing Leng en mai 2024. Ces recommandations reflètent la diversité des cadres et des objectifs qui existe actuellement et, dans le cadre du mandat de la CCNUCC, examinent comment les entités non étatiques peuvent contribuer à terme aux objectifs nationaux et internationaux. La section suivante analyse chacune de ces recommandations sur la base des tendances actuelles.

La consultation a débouché sur six recommandations concrètes adressées au secrétariat de la CCNUCC[1] :

  1. La CCNUCC et les partenaires concernés, y compris les champions de haut niveau, devraient mettre en œuvre des mesures qui assurent la transparence et la redevabilité des initiatives volontaires net zéro

La recommandation met l’accent sur la comparabilité et la cohérence des reportings volontaires et suggère que les initiatives volontaires signalent à la CCNUCC les engagements auxquels leurs membres souscrivent, les mécanismes de redevabilité qu’ils adoptent, la manière dont l’initiative renforce les capacités et encourage une participation plus large. La consultation recommande de ne pas évaluer ou noter les actions volontaires par la CCNUCC et propose plutôt d’améliorer la transparence pour renforcer les réponses volontaires – ce qui semble aller à l’encontre de la tendance à l’harmonisation des pratiques d’évaluation en plus des pratiques de divulgation, comme le montre l’exemple de l’ATP-Col[2]  (voir ci-dessous), ou même du GFANZ, et d’autres.

  1. La CCNUCC devrait mettre en évidence les lacunes de l’écosystème de la comptabilité et du reporting des entités non étatiques

Il s’agit notamment de prendre en compte les lacunes identifiées dans le cadre du processus de consultation et de collaborer avec le monde de la recherche, la communauté des données, la société civile et le secteur privé pour combler ces lacunes. Les coprésidents proposent de concentrer l’attention des initiatives volontaires sur des questions telles que les plans de transition, les processus de vérification et d’assurance, et de s’adapter aux besoins des pays en développement tout en tenant compte des questions d’équité. Ils appellent également à passer d’une « focalisation étroite » sur les réductions d’émissions à des « solutions climatiques » telles que la construction à faible émission de carbone ou l’agriculture régénératrice.

  1. La CCNUCC devrait soutenir les parties lorsqu’elles transforment les normes des initiatives volontaires de coopération en cadres juridiques exécutoires

La recommandation souligne le rôle que le portail mondial d’action pour le climat (Global Climate Action Portal – GCAP) pourrait jouer pour suivre l’adoption des cadres réglementaires dans les différentes juridictions, et conseille à la CCNUCC de promouvoir l’harmonisation et une plus grande équivalence entre les règles dans les différentes juridictions. L’Observatoire Climate Chance a examiné en mai 2024 les règles obligatoires relatives aux informations ESG[3] (et même au devoir de vigilance le long des chaînes d’approvisionnement)[4] qui sont en train d’être adoptées dans le monde entier, même si les exigences varient d’une juridiction à l’autre. Au-delà de la divulgation, le collectif « Assessing companies Transition Plans Collective » (ATP-Col) a été lancé en juin 2023, dans le but de développer un cadre consensuel et harmonisé pour évaluer la crédibilité des plans de transition.

La recommandation appelle également la CCNUCC à rejoindre le groupe de travail sur la politique du net zéro qui a été créé lors de la COP28, qui vise à mieux traduire en politique les recommandations du groupe d’experts de haut niveau (HLEG) du secrétaire général des Nations unies sur les engagements d’émissions nettes zéro par des entités non étatiques[5].

  1. La CCNUCC devrait combler le déficit d’information entre les engagements net zéro émission pris par des entités non étatiques et les contributions déterminées au niveau national (CDN)

C’est dans cette recommandation qu’est introduite l’idée d’une « pipeline de transparence », dans laquelle la Consultation fait référence au GCAP en tant que pipeline potentiel reliant les engagements des entreprises et des gouvernements infranationaux aux CDN que les pays sont en train de préparer. La recommandation note que ces canaux d’information pourraient contribuer à la création et à la mise en œuvre des engagements nationaux, en tenant compte des engagements non étatiques, et en donnant ainsi une vue d’ensemble de l’état de l’ambition et de l’action.

Idéalement, ce processus fonctionne également dans l’autre sens : Les CDN et les objectifs nationaux peuvent alimenter les engagements des acteurs non étatiques, et un premier pas dans cette direction est l’élaboration de plans de transition sectoriels au niveau national. C’est le cas par exemple en France, où l’Ademe, l’agence pour la transition écologique, a développé des filières sectorielles granulaires pour les secteurs de l’économie française[6].

  1. La CCNUCC devrait promouvoir le renforcement des capacités techniques et l’inclusion de considérations liées à la répartition et à l’équité afin de renforcer la crédibilité des engagements net zéro

Il s’agit de prendre en compte les limites auxquelles sont confrontées les petites et moyennes entreprises et les administrations infranationales en termes de ressources, de suivi de leurs émissions et de navigation dans l’écosystème de la déclaration et de la responsabilité. La consultation propose également une étude pour comprendre les implications distributives des objectifs nets zéro, afin d’identifier les impacts des actions de réduction des émissions. Certains pays ont déjà mis en place des mesures, comme la France, où les petites entreprises peuvent bénéficier d’un soutien technique et financier pour élaborer leurs plans de transition, dans le cadre de l’initiative ACT[7].

  1. La CCNUCC devrait revoir la vision du portail mondial d’action pour le climat (GCAP) afin de promouvoir un élan vers le haut grâce à une plus grande transparence

Cette recommandation concerne l’élargissement du GCAP pour en faire une source centralisée de données brutes et de modèles pour les entités non étatiques individuelles, rassemblant des données provenant de cadres volontaires et obligatoires. Elle appelle à une intégration avec les efforts du Net Zero Data Public Utility (NZDPU), lancé lors de la COP28, un référentiel de données relatives à la transition climatique provenant des entreprises, qui devrait bientôt être intégré à la CCNUCC.

Il est également important d’examiner comment l’élargissement et le remaniement du GCAP peuvent être liés aux développements déjà en cours au niveau national ou régional, tels que le récent paquet de législations de l’UE sur le sujet, la nouvelle feuille de route australienne sur la finance durable[8], ou d’autres développements couverts par l’Observatoire dans des notes antérieures.

Dans l’ensemble, les recommandations visent à rendre le DAR opérationnel, bien qu’un calendrier spécifique et détaillé n’ait pas encore été mentionné. Il pourrait également être important, au fur et à mesure de la mise en œuvre, de préciser comment le RAF s’appliquerait ou fonctionnerait avec d’autres organes des Nations unies, afin d’éviter les silos et la duplication des efforts, en particulier sur les aspects de l’équité et de la transition juste.

Contribuer aux engagements nationaux : Résultats du side-event organisé par Climate Chance, CDP, CISL et Net Zero Tracker au SB60

Lors de la Conférence de Bonn sur le changement climatique 2024, Climate Chance, CDP, CISL et Net Zero Tracker ont co-organisé un side-event intitulé « The role of the private sector in bolstering ambitious and credible NDCs on the road to COP30 », qui a mis en lumière le rôle que les entreprises peuvent jouer dans l’accélération de l’action climatique à travers le monde. Plus de 65 % du chiffre d’affaires des 2 000 plus grandes entreprises est couvert par des objectifs de réduction nette à zéro, bien qu’il y ait un écart évident dans la mise en œuvre, comme le montrent les analyses de Net Zero Tracker. Tout en notant l’augmentation du nombre et de la popularité des actions volontaires, le panel s’est accordé sur l’importance de la surveillance réglementaire, à la fois pour harmoniser les informations et favoriser la transparence, ainsi que pour suivre les progrès de la mise en œuvre au fil du temps. L’harmonisation verticale des ensembles de données dans le temps et horizontale entre les juridictions est essentielle pour que les actions du secteur privé soient prises en compte dans les objectifs nationaux, ce à quoi travaillent des organisations telles que le CDP.

La question de la matérialité – impact versus financier – se pose à nouveau, plusieurs cadres de transparence existant aujourd’hui adoptant une approche unique de la matérialité, comme l’Observatoire l’a précédemment souligné[9]. La discussion a également porté sur les performances différentes des entreprises selon les secteurs d’activité et sur la nécessité de cadres spécifiques adaptés à chaque secteur.

Comme le montrent l’initiative ACT, le CBI, le TPI, le UK TPT et le futur ESRS sectoriel de l’EFRAG, la transition est différente d’un secteur à l’autre, mais aussi d’un pays à l’autre. Il est donc nécessaire de disposer de plans de transition sectoriels nationaux, d’une part, et de normes de reporting des plans de transition sectoriels, d’autre part. En effet, comme l’expliquent les lignes directrices de l’ATP-Col : « Un plan de transition crédible est aligné sur les objectifs internationaux de décarbonation, est cohérent avec les plans de transition sectoriels et locaux pertinents dans lesquels l’entreprise opère, et est réalisable dans le délai proposé »[10].

Le secteur de l’énergie a été examiné en détail, notamment par rapport à l’objectif de la COP28 de tripler les énergies renouvelables d’ici 2030[11]. Alors que les engagements actuels des pays en matière de CDN représentent moins de 50 % de la capacité requise pour atteindre l’objectif en 2030, les groupements transfrontaliers d’entreprises peuvent influencer les réglementations dans une région, créer et aligner des récits favorables, et même partager des infrastructures, selon le Corporate Leaders Group.

De la transparence à l’action : La redevabilité comme passerelle ?

Le side-event de Bonn a souligné l’importance des approches réglementaires pour aller au-delà de la transparence et renforcer la redevabilité, avec des exemples européens tels que le CSRD et le CSDDD. La mise en garde demeure que la plupart des réglementations sont en train d’être mises en place et qu’il faudra du temps pour que les résultats soient évidents.

Une prochaine étape importante pourrait consister à élargir le champ d’application des émissions et du « climat » aux indicateurs sociaux et de gouvernance, étant donné qu’ils sont indissociables aux niveaux les plus granulaires des chaînes d’approvisionnement et qu’ils ont des incidences mutuelles en termes d’impact. Les actions des entreprises en matière de transition juste jouent un rôle important à cet égard. Bien que moins de 1 % d’entre elles planifient efficacement une transition juste[12], les considérations relatives à la transition juste sont de plus en plus intégrées dans les exigences de reporting, et les entreprises peuvent utiliser les outils et méthodologies existants pour suivre leurs progrès.

S’il est essentiel de transformer en action la transparence sur les progrès accomplis vers les objectifs, la redevabilité ne peut se limiter au simple devoir de répondre aux exigences de reporting. Les plans de transition des entreprises peuvent être réellement efficaces lorsqu’ils vont au-delà des exercices de reporting et deviennent un outil de pilotage et de suivi de la transition. Les analyses actuelles montrent qu’il est encore nécessaire d’aller au-delà des exercices de transparence, et de fournir des orientations pour aider les parties prenantes concernées à évaluer et à comprendre la crédibilité des plans de transition des entreprises.

Dans ce contexte, il est possible de créer une dynamique positive en renforçant les CDN des parties et les actions des entités non étatiques afin d’accélérer les transitions qui correspondent aux contextes nationaux et aux objectifs internationaux, et de soutenir une transition juste et la protection de la nature.